«Restituer le patrimoine africain», par Felwine Sarr et Bénédicte Savoy UN LIVRE A NE PAS «LAISSER MOURIR»

24 - Janvier - 2019

Le tout nouvel ouvrage de Felwine Sarr, fruit d’une collaboration avec l’historienne d’art Bénédicte Savoy, est aussi le «fruit» de cette mission que le président français Emmanuel Macron a récemment confiée au duo de chercheurs : «Restituer le patrimoine africain». Le livre a été présenté hier, mercredi 23 janvier au Warc, en pleine Ecole doctorale des Ateliers de la Pensée. Pour le philosophe camerounais Achille Mbembe, à qui l’on doit aussi ces Ateliers, c’est un livre qui doit être «lu», dans «nos communautés» et avec «nos vécus», un livre qui parle de justice, d’équité, de réparation et de réciprocité. Dans un contexte d’ «ébullition intellectuelle» où être Africain n’a rien d’une sinécure.

«Une proposition inattendue»…après «une longue tradition de refus»…Voilà un peu comment l’écrivain, économiste et intellectuel Felwine Sarr revient sur ce fameux discours de l’actuel chef de l’Etat français, celui du 28 novembre 2017. De Ouagadougou où il se trouve alors, devant «une foule électrisée», Emmanuel Macron prononce cette petite phrase, ferme, volontaire : «Je veux que d’ici à cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain à l’Afrique.» De quoi prendre de court un peu tout le monde, y compris Felwine Sarr lui-même, qui s’est tout de suite montré assez «sceptique» : un coup de communication politique peut-être…

Jusqu’à ce que les services de l’Elysée le contactent, comme ils ont aussi contacté l’historienne de l’art Bénédicte Savoy, membre du Collège de France, en leur faisant comprendre que le président français avait une «mission» à leur confier. En deux-trois mots : étudier, évaluer les conditions de cette «restitution», et lui soumettre un «rapport», huit mois après. L’ouvrage qui a été présenté hier, mercredi 23 janvier au Centre de recherches ouest-africain, le Warc, est justement le «fruit» de cette «mission». Un livre intitulé «Restituer le patrimoine africain», et publié, en coédition, chez Philippe Rey et Le Seuil.

«J’ai accepté parce que…»

Felwine Sarr aurait pu refuser…Il a accepté. Entre autres raisons, parce que le sujet touchait à ses préoccupations de chercheur : «la présence du continent africain dans le monde», ses «relations avec l’Europe», «comment redéfinir» ces rapports-là justement, les «désaliéner», travailler sur la «décolonialité», etc.

Mission pas impossible, mais certainement pas sans «risques» : «l’échec», «ne pas avoir accès aux ressources» et autres bases de données, travailler pour rien, ou pour ranger ensuite le rapport dans les tiroirs, ne pas faire avancer les choses…
Felwine Sarr, qui a donc fini par accepter, explique comment, avec Bénédicte Savoy, ils ont commencé par faire l’ «inventaire». Avec le musée du Quai Branly notamment, où l’on trouve le plus d’objets venant d’Afrique : «70.000, sur les 90.000» répertoriés en France.

Le travail ne s’arrête pas là. Il faut s’intéresser à ce que «restituer» veut dire : en termes politiques, juridiques ? Felwine Sarr raconte d’ailleurs comment on a voulu, en jouant sur les mots, parler de «circulation des œuvres d’art», pour éviter de parler de «restitution», et pour éviter un peu toutes les «questions qui fâchent». Il ne faut pas oublier que nombreux sont les objets qui ont été «intégrés dans les collections nationales françaises», protégés qu’ils sont par le principe de «l’inaliénabilité», qui servirait donc de refuge.

En 2016, donc avant le discours de Ouagadougou, tout est parti de la demande officielle introduite par le Bénin, pour qu’on lui rende ses objets. Dans les années 60, l’Ethiopie et le Nigeria avaient entrepris une démarche similaire.

Question «psychologique»

Sans oublier que depuis 1994, ajoute Felwine Sarr, la famille omarienne, ici au Sénégal, demande le retour de certains des objets ayant appartenu à El Hadj Omar Tall : le sabre, les manuscrits, le Coran, les sandales, les pièces d’or, etc. L’écrivain ajoute que, dans cette quête -là justement, la famille Tall a dû dépenser une centaine de millions de francs CFA en frais de voyage.

Et au-delà de l’aspect juridique ou politique dit-il, la question la «plus difficile» est d’ordre «psychologique» quand on sait que nombreux sont les objets spoliés, qui l’ont été de façon «violente». La plupart d’entre eux proviennent des anciennes «colonies françaises», de «l’empire colonial». Donc acquis «sans consentement», entre les «campagnes militaires», les «raids scientifiques», sous prétexte de faire de l’ethnographie, les «ruses», et les objets «vendus» à vil prix («7 francs» pour un objet qui en vaudrait 30 fois plus), ou gracieusement offerts par les familles de défunts militaires qui les auraient peut-être eux-mêmes acquis de «façon violente».

Felwine Sarr, lors de la présentation de son ouvrage, est aussi revenu sur certaines des objections que ce travail aura soulevées. Morceaux choisis : il n’y a pas de musée en Afrique (la «cartographie» représente pourtant plus de «500 musées rien que pour l’Afrique subsaharienne», avec conservateurs et autres spécialistes), les Africains eux-mêmes ne connaissent certainement pas la valeur de ces objets, et ne sauront donc pas s’en occuper... Un «discours condescendant, méprisant», et «un discours alarmiste sur les musées africains», qui partirait d’une petite poignée de «musées problématiques», pour ensuite généraliser.

Une lecture «piégée», qui consiste à dire que les seuls «dispositifs d’accueil», dignes de ce nom, sont de type occidental, que les «autres ne valent rien», et que pour bien faire, y compris sur les objets africains, il faut forcément copier, «répliquer».

Pour l’auteur d’ «Afrotopia», son essai à succès, l’enjeu, aujourd’hui, consiste à «resocialiser ces objets», à les «reconnecter aux problématiques contemporaines»…Mais encore faudrait-il que les sociétés africaines elles-mêmes décident de «ce qu’elles veulent faire de ces objets», les réintroduire «dans les communautés» par exemple, où ils joueraient des «rôles même réinventés»…Pour des objets qui, dans une autre vie, parlaient de rites, de cultes, «du visible», de «l’invisible», sinon du quotidien.

«Un véritable coup de tonnerre»

Pour le philosophe camerounais Achille Mbembe, co-initiateur, avec Felwine Sarr, des Ateliers de la Pensée, dont l’Ecole doctorale a ouvert ses portes ce lundi 21 janvier, le livre de l’intellectuel sénégalais a été un «véritable coup de tonnerre, à tout le moins en Occident », d’abord «parce que le livre affirme une chose à la fois simple et contestée» : «restituer les objets africains à leurs ayant-droit relève d’un devoir inconditionnel», donc non négociable.

Suffisant pour faire «scandale», dans des milieux où l’on use de «techniques d’offuscation», pour «ne pas nous rendre nos objets».
Un livre qui doit être «lu», et «réécrit», insiste Achille Mbembe, dans «nos contextes particuliers» ; que l’on soit au Mali, au Cameroun ou au Bénin, dans «nos communautés» et avec «nos vécus». Pour ne pas le «laisser mourir».
«Restituer le patrimoine africain», ajoute-t-il, est un «texte fouillé, solide, rigoureux», pas une «foule d’opinions». Un livre «animé par un grand souffle, qui est lui-même l’expression d’un puissant désir de justice, d’équité et de réparation.» Car sans cela, dit Achille Mbembe, «il n’aurait ému personne».

Ni vider, ni punir…

Le philosophe camerounais insiste aussi sur ces points-là: il ne s’agit pas, dans cet ouvrage, de «vider les musées» français, encore moins de «punir la France». Pas question non plus de demander à la France de «se repentir», mais de «réparer sa relation avec l’Afrique», de «créer les conditions d’une relation faite de réciprocité».

Et si le livre est encore «appelé à faire sens», c’est à cause du contexte historique sur le Continent : «un moment d’ébullition intellectuelle, culturelle et artistique», avec la «résurgence de courants intellectuels», le «retour» de l’afro-centrisme, «l’afro-pessimisme, qui gagne les consciences sur les campus, l’afro-futurisme, l’afrotopie», etc.

Et de surcroît à un moment «où il est de plus en plus difficile d’être Africain dans le monde» : jamais les «bienvenus», ces Africains, indésirables, «pourchassés» pour ne pas dire «persécutés» un peu partout, en France, Etats-Unis ou au Maghreb…

Des Africains qui ont pourtant le droit d’ «Habiter le monde».

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